Portrait de jeune chercheuse : Louise Freulet

Louise Freulet est doctorante en sciences de l’éducation au Centre de Recherche sur les Liens Sociaux (CERLIS), laboratoire rattaché au CNRS et à l’Université Paris Cité. Après une formation pluridisciplinaire en sciences sociales à Sciences Po Paris, elle a débuté sa thèse en octobre 2020. Celle-ci porte sur trois associations d’éducation populaire et les dispositifs qu’elles déploient auprès de jeunes pour favoriser leur « engagement » contre les inégalités sociales (notamment de classe, de genre et de race). Actuellement Visiting Research Affiliate à l’Institute of French Studies de la New York University, Louise est également affiliée à l’Institut Convergences Migrations (ICM) et à la Cité du Genre (Université Paris Cité).

1. Qu’est-ce qui vous a intéressé dans ce sujet ? Comment en êtes-vous arrivée à travailler sur ce sujet et quelles ont été les conditions institutionnelles de réalisation de votre thèse ?

Mon intérêt pour les liens entre éducation populaire, jeunesses et lutte contre les inégalités est surtout né de constats empiriques. En grandissant dans une famille travaillant dans des organisations d’éducation populaire, j’ai d’abord été étonnée qu’une partie de celle-ci puisse s’identifier à un même espace (« l’éducation populaire ») et me partager des visions des causes et solutions aux inégalités, notamment de classe sociale, très hétérogènes. Après mon master, j’ai travaillé en tant que chargée d’études à l’Agence Phare. J’y ai réalisé des missions d’études pour deux associations d’éducation populaire travaillant, auprès des jeunes, sur les questions d’inégalités, notamment de religion, de race et de genre. Là encore, j’ai constaté que, selon les dispositifs d’éducation populaire, les discours des professionnel·les comme des jeunes sur les responsables (individuels, institutionnels, etc.) de ces inégalités me semblaient très différents.

À ces constats empiriques s’ajoute le fait qu’il n’existe que très peu de littérature académique sur les dispositifs d’éducation populaire en matière d’« engagement des jeunes » dans la lutte contre les inégalités de classe, de genre et de race. Pour contribuer au champ académique, répondre à mes interrogations empiriques, mais aussi produire une recherche pertinente pour les acteur·rices de l’éducation populaire, je cherche donc à répondre aux questions suivantes : quel est le poids des profils et des trajectoires de vie des professionnel·les et des jeunes de l’éducation populaire dans leur manière de percevoir les inégalités (comme un problème individuel et/ou politique) ? Et dans quelle mesure ces organisations d’éducation populaire, qui sont largement financées par les pouvoirs publics et déploient, en ce sens, de véritables politiques publiques, façonnent-elles la socialisation politique de ces professionnel·les et de ces jeunes par rapport aux inégalités ?

Pour mener cette recherche, je bénéficie d’un contrat CIFRE entre le CERLIS (Université Paris Cité, CNRS) et le cabinet d’études qu’est l’Agence Phare. J’ai débuté ma thèse en octobre 2020 sous la direction de Francis Lebon et de Séverine Chauvel.

2. Quels cadres théoriques avez-vous mobilisé pour aborder ces questions ? Comment mobilisez-vous la sociologie de l’éducation et de la formation dans votre travail ?

Mon cadre théorique s’articule surtout autour du concept de « politisation » des inégalités. Comme ce concept recouvre différentes significations, je croise plusieurs champs de la littérature. Tout d’abord, je tisse des liens entre les travaux sur la socialisation politique des individus (Haegel, 2020) et ceux sur la problématisation politique de problèmes par des organes intermédiaires (Barthe, 2003). Je considère ainsi la politisation comme un travail de problématisation politique des inégalités que des professionnel·les et des jeunes – certes différemment socialisé·es à la dimension politique des inégalités – effectuent toujours en situation d’interaction sociale. Ce concept de « travail de problématisation politique » me permet de ne pas considérer la politisation comme un attribut intrinsèque aux personnes d’une part, et, d’autre part, d’interroger la division sociale de ce travail de politisation (quels groupes sociaux effectuent quels types de tâches – ici de politisation – et quelles sont les tâches valorisées et dévalorisées ?). Pour définir ce qui est « politique », je m’inscris ensuite dans la filiation des travaux sur la politisation comme dynamique de spécialisation et de conflictualisation (Haegel & Duchesne, 2004), que j’articule avec la sociologie politique de la lutte contre les discriminations (Bereni, 2023). Mon terrain d’enquête m’oblige en effet à me décaler des conceptions généralistes de la politisation, qui verraient de la politisation dans toute mise en jeu des inégalités, même cadrées de manière individualisante (par exemple en imputant aux inégalités des causes individuelles tels que les préjugés). Je considère ainsi la politisation des inégalités comme relevant de deux dynamiques : nommer le problème des inégalités comme politique (en mettant en jeu des rapports de pouvoir entre des groupes et non pas des individus) d’une part, et, d’autre part, imputer une responsabilité politique et pas individuelle aux causes et solutions à ces inégalités (en responsabilisant les pouvoirs publics, un « système » – patriarcal, capitaliste, colonial, etc. – ou les groupes dominants).

La sociologie de l’éducation et de la formation est présente dans mon travail de deux manières. D’une part, elle s’incarne dans l’analyse que je fais de la circulation des savoirs (de psychologie, de sociologie, de droit, etc.) sur les inégalités dans l’espace de l’éducation populaire. En mobilisant la sociologie du curriculum (Forquin, 2008), j’interroge les liens entre politiques publiques, acteur·rices (para)-académiques et trajectoires de vie des professionnel·les et des jeunes. L’objectif est de comprendre comment ces professionnel·les et ces jeunes en viennent à s’approprier et à faire circuler des savoirs issus de certaines disciplines plutôt que d’autres, et comment cela influence leur politisation ou leur dépolitisation des inégalités lors des dispositifs d’éducation populaire. D’autre part, je m’intéresse à comment la forme scolaire (Vincent, 2012) de ces dispositifs d’éducation populaire joue sur la(’) (im)possibilité, pour les jeunes, de politiser les inégalités.

3. Comment avez-vous enquêté sur ce terrain ? Quelles données mobilisez-vous ? Pouvez-vous nous présenter le déroulement de votre enquête ?

Du fait de mon contrat CIFRE à l’Agence Phare, j’étais déjà en relation avec deux des trois associations enquêtées avant le début officiel de ma thèse. J’ai choisi la troisième association de manière à inscrire mon enquête comparative dans la stratégie du « most different system design ». Cela consiste à prendre des cas différents (ici du fait de leur origine laïque ou confessionnelle, de la nature de leur financement, ou encore des profils sociodémographiques des jeunes qu’elles rassemblent) pour comprendre ce que ces organisations ont en « commun » (des régularités nationales), tout en gardant une attention aux spécificités de chaque structure. À propos des profils des jeunes, il me semblait important de ne pas seulement travailler avec des jeunes racisé·es des classes et des quartiers populaires, comme c’est le cas de nombreuses recherches, mais d’approcher également comment des jeunes dominants dans les rapports de pouvoir, notamment de classe et de race, peuvent problématiser les inégalités.

Du fait de ma proximité avec les acteur·trices de mon terrain, la grande majorité de mes données est issue d’un travail ethnographique. Pendant trois années, j’ai suivi les jeunes et les professionnel·les, mais aussi les acteur·trices qui les entourent (financeurs, évaluateur·trices, etc.) dans de nombreux événements locaux et nationaux. Afin de comprendre le poids des trajectoires de vie et le sens que ces personnes donnent à leurs pratiques de politisation, j’ai conduit 85 entretiens avec des jeunes (n=50) et des professionnel·les (n=35). Enfin, pour comprendre l’évolution du « discours officiel » de ces associations sur les inégalités, j’ai réalisé une analyse des documents et « outils » qu’elles ou que des acteurs qui les entourent produisent (rapports d’évaluation, appel à projet, discours politiques, médiatiques, etc.).

4. Quels sont vos résultats (ou premiers éléments d’analyse) que vous tirez de cette enquête ?

Etant en cours d’analyse de mes données, je peux principalement avancer quelques éléments. J’ai d’abord constaté que les jeunes des associations enquêtées n’ont pas les mêmes prédispositions à politiser et à dépolitiser les inégalités. J’explique cette différence par leur expérience (ou absence d’expérience) de la minoration, notamment celle produite par les pouvoirs publics, mais également par leurs rapports à différents savoirs disciplinaires (sociologie, psychologie, droit, biologie, etc.).

Ensuite, lorsque les jeunes politisent les inégalités, ielles ont différentes manières de le faire selon le type d’inégalités en jeu. À titre d’exemple, là où les jeunes (quelques soit leur genre) politisent le sexisme en imputant la responsabilité de ses causes au groupe dominant (« les hommes »), ielles politisent rarement le racisme en responsabilisant le groupe dominant (« les blancs »). Ielles imputent davantage cette responsabilité aux pouvoirs publics (l’État, l’École, la Police).

Enfin, ma recherche démontre que le clivage historique de l’éducation populaire, entre organisations « laïques » et « confessionnelles » n’a pas disparu et se poursuit toujours aujourd’hui dans leur rapport à la politisation des inégalités de classe, de genre et de race. En lien avec leurs filiations confessionnelles ou laïques, qui influent grandement leurs rapports à l’école privée et publique, je trouve de grandes différentes de politisation selon si les dispositifs prennent place dans ou en dehors de l’institution scolaire.

5. Es-tu engagée sur d’autres recherches en lien avec l’éducation et la formation ?

Oui, surtout à travers mon contrat CIFRE à l’Agence Phare, qui est toujours en cours. Je travaille notamment, en équipe avec ma collègue Clémence Perronet, sur la construction et l’animation d’une formation. A destination de médiateur·rices scientifiques, elle doit leur permettre de mieux prendre en compte les inégalités de classe, de genre, de race, d’âge et d’handicap dans leur travail (pour éviter de reproduire des processus d’exclusion). Je suis également en train de réaliser une étude d’un programme de l’association DULALA qui, en travaillant notamment avec des enseignantes et des élèves, vise à faire du multilinguistique un vecteur de lutte contre les inégalités.

Bibliographie personnelle :

Publication scientifique

• Freulet Louise (2021), « Talpin J., Balazard H., Carrel M., Hadj Belgacem S., Kaya S., Purenne A., Roux G., L’épreuve de la discrimination. Enquête dans les quartiers populaires, Paris, PUF, 2021, 399 p. », Compte-rendu pour Agora débats/jeunesses, Presses de Sciences Po, Paris.

Publications institutionnelles (liste non-exhaustive)

• Freulet Louise & Rivat Emmanuel, « Les effets socialisateurs du dispositif ‘Réseaux jeunes’ de la Fédération Nationale des Centres Sociaux et Socioculturels de France », Rapport de l’Agence Phare, Paris, 2022.
• Arnal Caroline, Freulet Louise, Réguer-Petit Manon, Audran Martin et Barcat Paulin, « Etude flash sur les effets de la crise sanitaire (Covid-19) sur les publics reçus par les Restos du Cœur. », Rapport de l’Agence Phare, Paris, 2021, Synthèse accessible ci-après : https://urlz.fr/lkjy

Communications (liste non-exhaustive)

• « Navigating ‘Intersectionality’. Three case studies of professionals from French ‘popular education’ grassroots organizations. », Communication lors du colloque de l’Institute for the Study of Sexuality and Gender (ISSG) de Columbia University, Mars 2023, New York, Etats-Unis.
• « Un travail de politisation empêché ? L’éducation populaire et ses jeunesses à l’épreuve des inégalités de classe, de genre et de race. », Communication lors de l’atelier du Programme Jeune Recherche du Laboratoire Interdisciplinaire en Evaluation des Politiques Publiques (LIEPP) de Sciences Po Paris, novembre 2022, Paris, France.
•  « Une division sociale du travail de politisation ? Les jeunesses des associations d’Education populaire face aux rapports sociaux de pouvoir. », Communication lors de la 27e section – « Jeunesse et participations politiques » du Congrès 2022 de l’Association Française de Science Politique, Juin 2022, Lille, France.
• « Mobilisation, contrôle et résistances. L’Education populaire à l’épreuve de la lutte contre l’islamophobie. », Communication dans le RT35 de l’Association Française de Sociologie, 8 nov. 2021, Paris. Poster disponible ici : https://socioassos.hypotheses.org/426

Page personnelle sur le site du CERLIS et sur LinkedIn.

Bibliographie de l’article :

• Barthe, Y. (2003). Le recours au politique ou la problématisation politique ‘par défaut’. Dans Lagroye J. (dir.), La politisation, Belin.
• Bereni, L. (2023). Le management de la vertu: La diversité en entreprise à New York et Paris. Presses de Sciences Po.
• Duchesne, S., & Haegel, F. (2004). La politisation des discussions, au croisement des logiques de spécialisation et de conflictualisation. Revue française de science politique, 54(6), 877-909.
• Forquin, J.-C. (2008). Sociologie du curriculum. Presses universitaires de Rennes.
• Haegel, F. (2020). Political Socialisation: Out of Purgatory?. European Journal of Sociology/Archives Européennes de Sociologie, 61(3), 333-364.
• Vincent, G., Courtebras, B. & Reuter, Y. (2012). La forme scolaire : débats et mises au point: Entretien avec Guy Vincent par Bernard Courtebras et Yves Reuter. Recherches en didactiques, 13, 109-135.

Pour citer cet article : « Portrait de Louise Freulet », Carnet hypothèses RT 4 Sociologie de l’éducation et de la formation, publié le 10 juillet 2023 URL : https://rt4.hypotheses.org/?p=1874

---

---