Portrait de jeune chercheur : Stéphane Vaquero !

Stéphane Vaquero est docteur en sociologie, professeur agrégé au département de sociologie (PRAG) et membre du Groupe de recherche sur les Sociétés Contemporaines (Gresco) de l’Université de Poitiers. Sa thèse, réalisée sous la direction de Mathias Millet et soutenue le 5 avril 2019, porte sur les formes contemporaines de domination scolaire et culturelle et d’inégalités d’apprentissage dans les dispositifs pédagogiques « horizontaux » dans l’enseignement secondaire.

• Qu’est-ce qui vous a intéressé dans ce sujet ? Comment en êtes-vous arrivé à travailler sur ce sujet et quelles ont été les conditions institutionnelles de réalisation de votre thèse ?

Lorsque j’ai débuté ma thèse, je cherchais à mieux comprendre la nature et les effets des rapports sociaux qui se jouaient au quotidien entre élèves et enseignant⸱es. En particulier je me suis intéressé aux dispositifs où il est demandé de s’appuyer sur son expérience personnelle, ses loisirs, ses références culturelles, à l’image des TPE (Travaux Personnels Encadrés) au lycée général. Si l’on admet, depuis les années 1960, qu’il existe des logiques de distinction et de domination culturelle au sein de la classe entre élèves et enseignant⸱e⸱s, peu de travaux montrent comment ces logiques se produisent et comment elles agissent au quotidien. Cette domination culturelle à l’école était généralement pensée sous l’angle de la « culture académique », au même titre que dans les années 1960, et encore peu sous l’angle du recours en classe aux pratiques quotidiennes, aux loisirs des élèves, à leurs pratiques culturelles. Dès lors, dans une période où chaque réforme de l’enseignement secondaire créé un nouveau dispositif de ce type, à l’image du Grand oral (créé en 2021), cette question est devenue centrale. En tant qu’ancien enseignant de SES et co-responsable du parcours MEEF-SES à l’Inspé de Poitiers, j’ai souhaité mener un travail de terrain pour alimenter cette réflexion.
Pour cela je me suis centré sur un seul dispositif, les TPE, dont j’ai retracé toute la chaîne de production : histoire politique et militante, élaboration des textes officiels, mise en œuvre par les enseignant⸱es, observation des séances, analyse des productions et résultats obtenus par les élèves. Cette démarche monographique menée dans un lycée est méthodologiquement pertinente parce qu’elle donne à voir des dimensions souvent invisibles de la vie quotidienne du dispositif. De même le fait de me centrer sur un seul établissement m’a permis de réaliser cette enquête, non financée par un contrat doctoral, tout en enseignant en tant que PRAG au département de sociologie à l’Université de Poitiers.

• Quels cadres théoriques avez-vous mobilisé pour aborder ces questions ? Comment mobilisez-vous la sociologie de l’éducation et de la formation dans votre travail ?

Le premier cadre théorique relève de la sociologie des pratiques et des dispositifs pédagogiques de Basil Bernstein. Il permet d’analyser les évolutions structurelles des pratiques pédagogiques en descendant au plus près des pratiques scolaires et langagières sans jamais les dissocier des rapports sociaux. Bernstein montre comment ces dispositifs, que je propose de qualifier d’« horizontaux » (en référence à ce qu’il appelle le « discours horizontal »), entre en affinité avec les habitudes culturelles et langagières des classes moyennes diplômées. Les travaux du laboratoire ESCOL  (équipe Éducation et scolarisation de l’Université de Paris 8) sur les malentendus sociocognitifs et sur l’articulation entre pratiques culturelles et dispositifs pédagogiques ont également structuré mon analyse des TPE.
Je me suis également inspiré des travaux sur la forme scolaire et sur les effets de domination entre « forme sociale scripturale » et « forme orale ». Je me suis notamment appuyé sur les travaux de Bernard Lahire, pour qui le fait de savoir organiser un récit de ses propres loisirs ou expériences quotidiennes selon des cadres scolaire (distanciation, esthétisation) produit une forme de pouvoir. Je me suis également appuyé sur les travaux de Mathias Millet, Daniel Thin ou Viviane Isambert-Jamati qui montrent par l’ethnographie comment cette domination de la forme scripturale se construit et s’impose dans les classes au gré des rapports sociaux entre enseignant⸱e⸱s et élèves.
D’autres auteurs comme William Labov, Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, m’ont permis de remettre en cause les thèses du handicap culturel ou langagier des élèves, très souvent employées dans ces dispositifs, et de montrer que le caractère « trop scolaire », « peu original » ou « peu inspiré » des travaux de certains élèves peut s’expliquer par les conditions, sociales et scolaires, dans lesquelles ces élèves sont conduits à mettre en récit leur vie quotidienne.

• Comment avez-vous enquêté sur ce terrain ? Quelles données mobilisez-vous ? Pouvez-vous nous présenter le déroulement de votre enquête ?

Le choix d’enquêter sur les TPE dans un seul et même établissement m’a permis de croiser un grand nombre de matériaux différents autour d’un même terrain et d’accéder aux « coulisses » du dispositif. Durant 80 heures de séances de TPE sur deux années scolaires, j’ai observé vingt-quatre enseignant⸱e⸱s et 272 élèves de filières et de disciplines différentes. J’ai analysé et codé dans une base de données leurs productions de TPE ainsi que leurs documents de travail (carnets de bord, brouillons, fiches de synthèse), leurs notes et appréciations de TPE mais aussi leurs trajectoires sociales et scolaires et leurs vœux d’admission post-bac. Cette démarche de « statistique ethnographique » m’a permis d’objectiver un certain nombre d’observations et de découvrir des pistes d’analyse et d’interprétation du matériau ethnographique.
Parallèlement à cela j’ai mené des entretiens avec les enseignant⸱es observé⸱es en TPE portant sur leurs trajectoires biographiques, leurs pratiques culturelles, leurs emplois du temps et leurs habitudes de travail. L’accès à la salle des professeurs, aux réunions et conseils de classe mais aussi aux bureaux personnels des enseignant⸱e⸱s m’a permis de comprendre comment ces street level bureaucrats modèlent le dispositif au quotidien, au gré des affinités entre collègues, des liens d’alliance ou d’inimitié, de leurs trajectoires et ressources sociales et culturelles.

• Quels sont les résultats que vous tirez de cette enquête ?

Premièrement, contrairement à une croyance fortement répandue, les inégalités scolaires et sociales sont plus fortes en TPE que dans l’ensemble des disciplines au collège et au lycée, en tout cas à l’échelle de l’établissement observé. Certes, l’ensemble des élèves y gagne dans l’absolu puisque la moyenne dépasse 14/20 et seuls les points supérieurs à 10/20 comptent pour le baccalauréat. Néanmoins ce sont les élèves les plus doté⸱es, socialement et scolairement, qui gagnent le plus de points comparativement à leurs résultats scolaires.
Du point de vue des contenus et des types de discours produits par les élèves, l’enquête montre, malgré les invitations à l’ouverture culturelle et à la grande diversité des thématiques acceptées, une permanence de la domination de la forme scolaire. Paradoxalement, les productions jugées les plus « originales », les « moins scolaires », sont celles qui attestent d’une capacité à se tenir à bonne distance des objets traités, à les esthétiser, à les discuter ou à les détourner. Inversement, les élèves traitant leurs objets au « premier degré » trahissent leur proximité avec une « forme orale » peu valorisée à l’école. Or dans ces dispositifs, la démonstration de l’originalité, de la singularité, de l’intuition, de l’autonomie (ce que Bernstein nomme le « discours régulateur ») deviennent de véritables enjeux symboliques prenant le pas sur les savoirs scolaires eux-mêmes (le « discours instructeur »), peu ou pas travaillés par manque de temps et d’encadrement pédagogique. Ces dispositifs participent ainsi aux logiques contemporaines de la distinction culturelle fondées sur la capacité à traiter, de manière accessible et ludique, un grand nombre de thématiques dont on est généralement peu expert.
L’enquête a enfin permis de montrer que contrairement à ce que l’on pourrait penser, les enseignant⸱e⸱s qui incitent le plus fortement à produire ce discours « régulateur » sont en tendance les plus doté⸱es d’entre eux⸱elles, socialement, culturellement mais aussi économiquement. Ils⸱elles transfèrent en TPE leurs propres dispositions à l’éclectisme culturel, au dialogue entre références non-académiques et cadres scolaires, acquises durant leur scolarité, leurs études ou leur sociabilité enseignante. Ce sont elles et eux qui « co-construisent » en priorité le type de discours rencontré en TPE avec les élèves avec qui elles et ils partagent des affinités culturelles et cognitives. Ainsi le « discours régulateur comme discours dominant », pour reprendre les termes de Bernstein, trouve des fondements dans les rapports sociaux et n’est pas uniquement une forme scolaire de domination.

• Es-tu engagé sur d’autres recherches en lien avec l’éducation et la formation ?

Durant le premier confinement de 2020, nous avons mené avec Mathias Millet, dans le cadre d’un ouvrage collectif coordonnée par Stéphane Bonnéry et Étienne Douat, une enquête par entretiens sur les conditions de travail des étudiant⸱e⸱s de sociologie face aux dispositifs d’enseignement à distance. Malgré son caractère circonstancié, l’enquête a montré comment les dispositifs d’enseignement à distance peuvent produire des inégalités pour des raisons d’équipement matériel, certes, mais aussi parce qu’ils produisent une rupture des cadres spatiaux, relationnels, temporels, au travail d’appropriation et de manipulation collective des savoirs qui se joue au quotidien dans les salles de classes, une rupture de l’illusio nécessaire à la poursuite d’études pour beaucoup d’étudiant⸱es.

Je suis par ailleurs engagé dans le programme « Savoirs professionnels en formation et en territoires » porté par le Gresco et financé par la Région Nouvelle-Aquitaine et l’Université de Poitiers. Je souhaite y poursuivre les travaux sur la circulation des savoirs entre monde scolaire et monde privé, ici du point de vue de l’enseignement professionnel et des classes populaires dans les mondes ruraux. Je compte poursuivre mon analyse des dispositifs en m’intéressant au « chef d’œuvre », qui est une sorte de TPE adapté au lycée professionnel, et à la manière dont il participe à transformer le rapport aux savoirs d’expérience, notamment en accordant une grande importance à la « présentation de soi » et aux compétences relationnelles voire entrepreneuriales. Je souhaite montrer que la « fracture » entre enseignement général et professionnel ne se joue pas seulement dans les savoirs scolaires mais aussi dans l’apprentissage d’une manière socialement et scolairement située de rendre compte du monde et des pratiques quotidiennes.

Je suis enfin engagé dans le chantier initié par le RT4 sur l’enseignement de la sociologie dans les différents Inspé. L’objectif est de faire un état des lieux de la place de la discipline dans les différents master MEEF, de la manière dont la discipline s’y enseigne au quotidien, et de la réception et des usages par les futur⸱e⸱s enseignant⸱e⸱s des travaux contemporains en sociologie de l’éducation.

Bibliographie personnelle

• Vaquero Stéphane, 2020, « Utiliser ou contester les « usines à gaz » de l’évaluation par compétences dans les dispositifs pédagogiques ? », Sociologies pratiques, vol. 40, p. 51-60.
• Millet Mathias et Vaquero Stéphane, « Les heurts du distanciel. Chronique d’une rupture pédagogique à l’université » dans Stéphane Bonnery et Étienne Douat, L’éducation aux temps du coronavirus, Paris, La Dispute, 2020, p. 117‑131.
• Vaquero Stéphane, 2019, Réussir ses TPE. Une sociologie de la domination scolaire et culturelle au sein des dispositifs pédagogiques du lycée, Thèse de doctorat en sociologie, Université de Poitiers, Poitiers, 640 p.
• Vaquero Stéphane, 2017, « Apprendre à enseigner des années 1970 aux années 1990 : d’une forme de domination scolaire à l’autre ? », Genre & Histoire, 2017, no 20 [en ligne]
• Vaquero Stéphane, 2016, « Raconter le travail scolaire. Effets cognitifs et sociaux de la tenue du carnet de bord de Travaux Personnels Encadrés », Recherches en Éducation, vol. 25, [en ligne]

Page professionnelle

Pour citer cet article : « Portrait de jeune chercheur : Stéphane Vaquero », Carnet hypothèses RT 4 Sociologie de l’éducation et de la formation, publié le 10 janvier 2022, URL : https://rt4.hypotheses.org/224 :

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