Portrait de jeune chercheuse: Diane-Sophie Girin

Après les attentats de 2015, les controverses autour de l’enseignement privé musulman se sont multipliées. Les ministères de l’Éducation nationale et de l’Intérieur ont alors opéré un tournant sécuritaire, qui s’est traduit par une modification de la législation sur l’enseignement privé hors contrat. Il me semble évident que ce contexte a joué dans l’obtention d’un contrat doctoral à l’Université Paris Sciences et Lettres en 2016. Il a également fortement orienté mes questions de recherches initiales et la méthodologie d’enquête. De plus, le phénomène était assez peu documenté hormis des rapports produits pour le compte du ministère de l’Intérieur et des recherches de collègues états-unien·nes, sur le thème islam et laïcité en France[1]. Depuis, les contrats doctoraux sur le sujet se sont multipliés (Mayuko Yamamoto à l’EHESS, Sébastien Vida à l’Université Picardie Jules Vernes, entre autres). On peut s’interroger : après la sous-exposition, l’heure serait-elle à la survisibilisation en contexte sécuritaire ?

Pour rappel, il s’agit d’un phénomène ultra minoritaire (une centaine d’établissements sur les 62 000 que comptent le premier et le second degré) mais qui concentre désormais toutes les attentions (politiques, médiatiques et scientifiques). D’autant plus que les travaux sur l’enseignement privé, sur le hors contrat ou sur l’enseignement confessionnel restent par ailleurs assez rares[2].

Au début de cette thèse, je souhaitais saisir la tension entre la volonté de passer sous contrat avec l’État (loi Debré de 1959) et la recherche d’un « caractère propre » qui donnerait à ces établissements leur spécificité. Comment se présenter en tant qu’établissements qui répondent à un « besoin scolaire reconnu » — c’est-à-dire qui correspondent à la demande de parents d’élèves musulmans – tout en n’étant pas étiquetés comme « radicalisés » ou « séparatistes » ?

Dans la suite de ce travail, j’ai dû faire un pas de côté par rapport aux questions posées par l’opinion publique (« ces écoles sont-elles communautaristes ? »), sans quoi je risquais de tomber dans le registre normatif. J’ai alors souhaité saisir ce que ces accusations produisent sur les établissements : comment les écoles réagissent-elles face aux soupçons qui pèsent sur elles ?

Mon travail se situe à l’intersection entre la sociologie de l’islam en France et la sociologie de l’éducation.

Le cadre théorique de la thèse est avant tout celui d’une sociologie des groupes minorisés. La découverte du concept de respectabilité dans la thèse de Margot Dazey (sur les cadres de l’Union des organisations islamiques de France) m’a énormément inspirée. Il provient initialement de l’étude des mouvements des femmes dans les églises baptistes noires au tournant du vingtième siècle menée par la chercheuse américaine Evelyn Brooks Higginbotham (1994). Ce concept met en lumière les rapports de pouvoir entre groupes marginalisés et groupe majoritaire, mais aussi au sein des groupes marginalisés. Il m’a été précieux pour comprendre à la fois les enjeux de construction des frontières extérieures de la catégorie des écoles musulmanes (avec l’objectif de se distinguer des « écoles coraniques ») et ceux qui ont lieu au sein du groupe (se différencier entre écoles musulmanes sur la base de projets pédagogiques variés).

Du côté des sciences de l’éducation, j’ai d’abord puisé dans les études sur la ségrégation scolaire et les politiques d’éducation prioritaire pour comprendre la situation de ces établissements, tous localisés dans des quartiers de la politique de la ville. Il me fallait ensuite comprendre pourquoi certains établissements demandaient le contrat (parfois sans l’obtenir) quand d’autres préféraient rester hors contrat. J’ai donc réalisé une analyse des politiques éducatives pour saisir ce qui avait été fait depuis les années 1980 jusqu’à aujourd’hui sur le financement d’un secteur d’enseignement privé musulman. Enfin, j’ai sollicité la sociologie du curriculum afin d’examiner les contenus des enseignements (obligatoires comme optionnels) dispensés.

J’ai opéré en deux temps et sur deux terrains différents pour saisir l’émergence de cette offre scolaire spécifique.

— Premièrement, au sein des établissements privés musulmans de niveau élémentaire. Face à la surabondance des représentations (médiatiques et politiques) disqualifiantes, il me semblait essentiel de réaliser une véritable ethnographie scolaire (au sens de Payet, 2016). En adoptant la perspective ethnographique, l’objectif était de dénaturaliser et la désessentialiser de catégories simplificatrices du débat public. En rendant compte des échanges et des observations récoltées pendant plusieurs années dans les écoles de l’échantillon, il s’agissait de faire ressortir la diversité interne du groupe.

Je me suis d’abord entretenue avec les fondateur·ices et les directions d’une douzaine d’établissements. J’ai ensuite réalisé 70 demi-journées d’observations au sein de trois d’entre eux, dans les classes de CM1 et de CM2, en m’y rendant régulièrement pendant deux ans (2017-2019). C’est dans ce cadre que j’ai également mené des entretiens avec les enseignant·es de ces établissements pour reconstituer leurs trajectoires professionnelles. J’ai aussi pu échanger avec des parents pour mieux comprendre leurs « choix d’école ».

— Deuxièmement, auprès des autorités (académies et ministères). Ce terrain a été de manière surprenante plus difficile d’accès que le premier. Étant donné la situation extrêmement tendue sur le sujet, j’ai eu beaucoup de mal à entrer en contact avec les rectorats (un seul m’ayant ouvert ses portes). Les entretiens avec les directeurs de cabinet des ministres (de Najat Vallaud-Belkacem et de Jean-Michel Blanquer) et avec la direction des affaires financières m’ont cependant permis d’enrichir l’enquête.

Toutes les données récoltées ont été codées grâce au logiciel Nvivo. J’ai pris beaucoup de plaisir à circuler dans mes data par ce biais, puis à aller y chercher de nombreux extraits d’entretiens et d’observation pour les intégrer au manuscrit.

Premier résultat : au-delà des multiples controverses autour de l’enseignement musulman, il s’agit d’un phénomène minoritaire, à resituer dans les transformations générales de l’offre scolaire. Comme je l’ai souligné plus haut, il n’existe actuellement qu’une centaine d’établissements en fonctionnement. C’est également d’un fait social en perte de vitesse si l’on retrace l’évolution des ouvertures — de plus en plus rares depuis 2016. De plus, il faut replacer le boom de l’enseignement musulman dans l’explosion du secteur hors contrat dans les années 2010[3]. De plus en plus de parents refusent d’inscrire leurs enfants dans l’école publique, perçue comme étant « en crise ». Ils se tournent vers des écoles qui favorisent l’entre-soi, que ce soit sur des bases confessionnelles, philosophiques, pédagogiques ; soit tout autant de manières de maintenir un entre soi de classe. S’il y a séparatisme dans les écoles musulmanes, il est d’abord social et scolaire, typique des classes moyennes habitant des quartiers prioritaires.

Le deuxième résultat concerne la diversité interne de la catégorie école musulmane. On peut la saisir par l’exploration de la tension entre une quête de respectabilisation et une demande de distinction, à laquelle je fais référence dans le titre de la thèse. Cette tension informe les choix effectués lors de la création de l’établissement (où installer l’établissement, quels motifs mettre en avant pour attirer les parents) ; mais également de manière très concrète dans les pratiques de classe (mobilisation ou non du référentiel religieux dans les enseignements, rituels de classes « islamisés », etc.). Il existe donc bien un marché de l’enseignement privé musulman où des offres concurrentielles cherchent à attirer un public de familles en demande. Cette compétition ne recoupe pas seulement des divergences confessionnelles, mais correspond aussi à des différences de classes sociales.

Enfin, le troisième et dernier résultat porte sur l’existence d’une véritable politique de l’enseignement privé musulman au plus haut sommet de l’État. Au-delà des questions d’ordre pédagogique, ce sont avant tout des questions d’ordre politique qui déterminent le traitement réservé aux établissements privés musulmans. Ainsi, on ne peut comprendre les évolutions du secteur sans considérer les variations dans l’institutionnalisation de « l’islam de France ». Des considérations de sécurité intérieure voire de géopolitique informent la perception des écoles musulmanes. Celle-ci change donc au fil de l’actualité et des gouvernements.

Je coorganise avec Margot Dazey, Karim Souanef, Younes Van Praet, Hamza Esmili, Sarah Aïter et Juliette Galonnier le séminaire « Sociologie des savoirs islamiques en France » à l’IISMM qui vise entre autres, à saisir de quelles manières se transmettent et s’incorporent des socialisations islamiques de l’enfance à l’âge adulte. Le séminaire est reconduit, nous reprendrons du service l’année prochaine 2023/2024 !

À partir de septembre 2023, je travaillerai au sein du Césor (EHESS) en tant que postdoctorante sur un projet qui compare des offres de cours de religion dans les écoles hors contrat de trois confessions (musulmane, juive et catholique).

• Diane-Sophie Girin (2022) « Des écoles par et pour les musulman.es : dynamiques de distinction au sein d’écoles privées de niveau élémentaire » Diversité, n° 201.
• Diane-Sophie Girin (2022) « Mobiliser les pédagogies Montessori dans le cadre de l’instruction religieuse en écoles musulmanes : entre recherche de distinction et gestion du stigmate » Les Sciences de l’éducation – Pour l’ère nouvelle (à paraître).
• Diane-Sophie Girin (2021) « Islamic Religious Education in France » publié dans l’ouvrage collectif Leni Franken et Bill Gent (eds.), Islamic Religious Education in Europe, Routledge.
• Diane-Sophie Girin (2019) « Quitter le public pour le privé ? Dilemmes professionnels et religieux chez les enseignants de confession musulmane en France » Sociologies pratiques n° 39, Presses de Sciences Po.
• Diane-Sophie Girin (2019) « French Muslim schools and the hijab. Enforcing or reversing the stigma? » Religionspädagogische Beiträge n°81, University of Bamberg Press.