Ressources numériques en sciences humaines et sociales OpenEdition Nos plateformes OpenEdition Books OpenEdition Journals Hypothèses Calenda Bibliothèques OpenEdition Freemium Suivez-nous

Portrait de jeune chercheuse : Ambre Guichard

Ambre Guichard est doctorante en sociologie au Centre Émile Durkheim (Sciences Po Bordeaux, Université de Bordeaux) depuis novembre 2020 et attachée temporaire d’enseignement et de recherche (ATER) à la faculté de sociologie de l’Université de Bordeaux pour l’année universitaire 2024-2025. Sa thèse, sous la direction d’Olivier Cousin, porte sur la conception et la mise en œuvre de l’individualisation des parcours d’études dans les établissements d’enseignement supérieur français.

1) Qu’est-ce qui vous a intéressé dans ce sujet ? Comment en êtes-vous arrivée à travailler sur ce sujet et quelles ont été les conditions institutionnelles de réalisation de votre thèse ?

Mon intérêt pour ce sujet est né d’un double constat : d’une part, la montée en puissance des dispositifs d’aide à l’orientation et à la réussite des étudiant·es, fréquemment présentés comme une réponse adaptée à l’hétérogénéité croissante des publics ; d’autre part, la généralisation d’incitations à piloter son parcours d’études à l’aune d’un projet d’avenir jugé « cohérent ». Ma thèse propose ainsi d’analyser comment cette individualisation prescrite transforme les manières d’orienter, d’étudier, et d’organiser les cursus dans l’enseignement supérieur.
Par ailleurs, l’individualisation des parcours constitue un phénomène diffus, autant qu’une notion nébuleuse : depuis le début des années 2000, sa mention s’est multipliée dans la littérature en sociologie et en sciences de l’éducation, tout en recouvrant des acceptions variées (individualisation des trajectoires, des politiques sociales et éducatives, des apprentissages, etc.). Il apparaissait donc nécessaire d’en saisir les contours et leurs mises en application pratiques afin de comprendre leurs effets sur l’expérience des différents acteurs (étudiant·es, enseignant·es, gestionnaires) au sein du système d’enseignement supérieur en France.
À l’origine, je suis arrivée à ce sujet en m’intéressant au processus d’individuation (en tant que « devenir individu », au sens de Danilo Martuccelli et François de Singly) au prisme de l’expérience étudiante. Ainsi, dans le cadre de mon mémoire de Master, j’ai pu enquêter sur la population des étudiant·es-usager·es de drogue, et j’ai montré comment la conjonction d’activités conventionnelles et non-conventionnelles participait à une construction identitaire spécifique, orientée vers le développement personnel et la découverte de soi.
Avec l’appui de Romain Delès et Nicolas Charles, enseignants-chercheurs au Centre Émile Durkheim à Bordeaux, j’ai obtenu un financement de thèse de la Région Nouvelle-Aquitaine, avec pour mission de mesurer l’efficacité d’un projet « Nouveaux Cursus à l’Université » issu de la troisième vague du Plan d’Investissement d’Avenir (PIA). Ces projets ambitionnent de favoriser la réussite étudiante en individualisant l’offre de formation, c’est-à-dire en transformant l’organisation des cursus universitaires afin de les adapter à la diversité des profils et des parcours étudiants.
Néanmoins, dans la mesure où il est difficile d’attribuer des effets spécifiques aux dispositifs mis en place tant les facteurs de la réussite étudiante sont pluriels et imbriqués, j’ai choisi de déplacer la focale évaluative vers une analyse fine de l’ensemble de la chaîne de programmation : de la conception institutionnelle du projet à ses effets sur l’expérience étudiante, en passant par ses modalités d’appropriation par les enseignant·es.
La question de départ de mon travail concerne le paradoxe logistique de l’individualisation des parcours d’études dans un contexte de massification des publics étudiants : comment concilier la promesse d’un accompagnement personnalisé avec les contraintes structurelles d’un système de formation sous tension ? J’examine donc la façon dont un projet de transformation de l’organisation des enseignements se traduit concrètement dans un « grand » établissement universitaire, ainsi que sur la manière dont il est pensé, négocié, et vécu par les différents acteurs concernés par cette transformation. L’enquête porte une attention particulière aux leviers d’action mobilisés (outils de gestion, dispositifs participatifs), aux obstacles rencontrés (contraintes administratives, temporelles), ainsi qu’aux écarts entre les intentions initiales et les usages effectifs des dispositifs.

 2) Quels cadres théoriques avez-vous mobilisé pour aborder ces questions ? Comment mobilisez-vous la sociologie de l’éducation et de la formation dans votre travail ?

Je m’appuie principalement sur les travaux de Luc Boltanski ; ceux, d’une part, menés avec Laurent Thévenot sur les registres de justification (1991), et ceux, d’autre part, menés avec Eve Chiappello sur l’émergence de la cité par projet (1999). En effet, l’individualisation des parcours d’études se fonde sur une critique du système universitaire et mobilise des ordres de grandeur tels que la flexibilité et l’adaptabilité comme nouveaux principes de justice.
La théorie de la régulation par les instruments d’action publique de Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès (2004), ou l’analyse de la montée des dispositifs en contexte éducatif par Anne Barrère (2013), me servent également à interroger le rôle des dispositifs d’aide à l’orientation et à la réussite dans la régulation des flux d’étudiant·es à l’université.
Pour résumer, je tente de combiner une analyse des transformations de la configuration universitaire (en m’appuyant sur les travaux de Christine Musselin notamment) avec une approche par la matérialité des politiques d’orientation (telle que proposé par Leïla Frouillou et ses collègues, par exemple). La sociologie de l’éducation et de la formation m’est donc utile pour contextualiser les enjeux liés aux mutations des systèmes d’enseignement supérieur, pour appréhender les comportements d’orientation au regard des effets de « canalisation » des aspirations (comme les travaux d’Agnès Van Zanten), ou encore pour saisir les émotions qui circulent autour de la notion de mérite (en référence aux travaux d’Annabelle Allouch notamment).

3) Comment avez-vous enquêté sur ce terrain ? Quelles données mobilisez-vous ? Pouvez-vous nous présenter le déroulement de votre enquête ?

La méthodologie déployée, principalement qualitative, articule plusieurs niveaux d’analyse et plusieurs types de matériaux, afin de saisir à la fois la fabrique institutionnelle des dispositifs d’aide à l’orientation et à la réussite, et les manières dont ces dispositifs sont perçus, appropriés ou contournés par les acteurs qui « habitent » l’université.
D’une part, j’ai effectué une enquête monographique au sein d’un établissement universitaire lauréat de la première vague d’appel à projet « Nouveaux cursus à l’université » de 2017. Dans ce cadre, j’ai réalisé des entretiens avec les concepteur·ices de ce projet et j’ai analysé les documents produits en vue de son implémentation dans l’établissement étudié. Le recrutement sur un poste d’ingénieure d’études pour six mois au sein du service de soutien à la transformation des cursus m’a permis d’observer les réunions hebdomadaires des coordonnateur·ices du projet de l’intérieur et d’avoir accès à l’ensemble des documents de gestion et de pilotage du projet (et à leur analyse).
Pour comprendre les effets de la mise en œuvre du projet sur le travail des étudiant·es et des enseignant·es, je me suis principalement concentrée sur les composantes en sciences humaines et sociales (par souci pratique mais aussi car elles apparaissaient comme les plus « engagées » vis-à-vis de la transformation, dans tous les sens du terme). Tout d’abord, concernant les enseignant·es-chercheur·es, j’ai interrogé celles et ceux en charge d’une responsabilité pédagogique ou administrative et/ou porteurs d’un sous-projet de transformation de leur cursus dans leur composante. Ensuite, concernant les étudiant·es, j’ai pu identifier celles et ceux aux profils spécifiques (engagé·es) et aux parcours non-linéaires (réorienté·es) par l’intermédiaire d’un questionnaire construit en collaboration avec les membres d’une équipe de recherche pluridisciplinaire établie dans l’université étudiée. Les entretiens réalisés sont des « récits de parcours » d’études et/ou professionnels durant lesquels les enquêté·es reviennent, de façon rétrospective, sur leur vécu des transformations en vigueur. J’ai également observé des séances d’accompagnement proposées par les différents services de l’université, en direction des étudiant·es mais aussi des enseignant·es-chercheur·es, ainsi que les différents moments où les étudiant·es sont sollicité·es pour évaluer l’offre de formation qui leur est proposée (conseils de perfectionnement, comité des usager·es).
D’autre part, et en vue de développer une perspective comparative de l’individualisation des parcours d’études à l’université, j’ai enquêté dans les « petits » établissements privés hors-contrat les plus proches géographiquement et disciplinairement des composantes universitaires étudiées. J’ai réalisé des entretiens avec des responsables d’établissement, des intervenant·es, et des étudiant·es, et effectué quelques observations pendant les journées portes ouvertes notamment.
Enfin, j’ai complété et élargi l’analyse qualitative par l’étude de la documentation institutionnelle et réglementaire, ainsi que par l’exploitation de données secondaires produites par l’Observatoire de la Vie Étudiante, permettant de resituer les observations de terrain dans un cadre plus global.

4) Quels sont vos résultats (ou premiers éléments d’analyse) que vous tirez de cette enquête ?

Du point de vue de sa conception, l’individualisation des parcours est un idéal gestionnaire et pragmatique qui sert à justifier les inégalités sociales et scolaires entre les étudiant·es, sous prétexte d’y remédier. Un archétype de l’étudiant rationnel émerge du travail de réorganisation des cursus universitaires, et participe à (re)produire des normes de parcours auxquelles les étudiant·es doivent se conformer pour « réussir ».
Du point de vue de sa mise en œuvre, l’individualisation des parcours produit des effets « moraux » sur les acteurs concernés par la transformation des cursus : elle influe sur la morale, au sens des principes de justice (tels que développés par Luc Boltanski) mobilisés pour juger ce qui est « juste » ou « légitime » dans la construction d’un parcours d’études ; et sur le moral, en façonnant les expériences subjectives liées à la poursuite d’études ou à la pratique enseignante.
Du côté des étudiant·es, elle induit une responsabilisation accrue face à la cohérence attendue de leur parcours : il leur revient de formuler un projet « personnel », et d’en assurer la justification. Cette exigence reconfigure les rapports au mérite : un parcours « réussi » ne renvoi plus seulement à la validation académique, mais à la capacité à déployer un cheminement anticipé, conformes à la fois aux attendus institutionnels et aux valeurs individuelles. En cas de bifurcation, cette normativité peut produire un sentiment de disqualification intériorisée chez celles et ceux qui peinent à reconstruire un projet en cours d’études.
Du côté des enseignant·es, l’individualisation implique une transformation du métier : il ne s’agit plus seulement de transmettre des savoirs, mais d’accompagner des personnes, de suivre pédagogiquement des projets, tout en composant avec l’intensification des tâches pédagogiques et administratives entraînées par les réformes récentes de l’enseignement supérieur. La difficulté à coordonner ces multiples activités peut nourrir un sentiment de culpabilité, d’impuissance, voire de perte de sens, particulièrement lorsque les dispositifs standardisés d’« accompagnement personnalisé » ne servent pas à répondre à la diversité des situations.
Ces effets sont d’autant plus marqués que l’individualisation des parcours s’inscrit dans un contexte de tensions temporelles : elle impose aux individus d’articuler des temporalités souvent discordantes (temporalités des cursus, des politiques publiques, des parcours biographiques) sans que les conditions institutionnelles de cette articulation soient véritablement réunies.

5) Es-tu engagé.e sur d’autres recherches en lien avec l’éducation et la formation ?

En tant que membre du Groupe de Travail sur l’Enseignement Supérieur (GTES) du Céréq, je travaille actuellement sur deux projets de recherche autour de la thématique du niveau bac+5. Le premier, aux côtés de Leïla Frouillou, Séverine Chauvel et Mathieu Rossignol-Brunet, porte sur l’évolution des modalités de sélection en master depuis l’introduction de la plateforme Mon Master. Le second, en collaboration avec Marie Lapeyronnie et Mélissa Gatesoupe, s’intéresse aux choix d’orientation en Mastère (formations privées menant à un titre RNCP de niveau 7) après l’obtention d’un diplôme de Licence.

Bibliographie personnelle

  • Guichard, A. (2024). « En quête de projet. L’étudiant-acteur à l’université. », Éducation et Socialisation, dossier thématique « Orientation post-bac : Parcoursup et l’introduction de la sélection à l’université » 72. https://doi.org/10.4000/11w22
  • Guichard-Ménard, A., Delès, R. (2023). « L’injonction au projet : une sélection informelle des étudiant·es ». Dans « De plus en plus de sélection dans un enseignement supérieur en segmentation », Céreq Echanges, 20, 133-144. https://doi.org/10.4000/books.cereq.3376
  • Guichard-Ménard, A. (2023). « Accompagner l’étudiant·e à l’université : une ‘charge mentale’ d’un nouveau genre. », Mouvements, 113, 81-92. https://doi.org/10.3917/mouv.113.0081

Page professionnelle


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Ruggero Iori (1 juillet 2025). Portrait de jeune chercheuse : Ambre Guichard. Sociologie de l’éducation et de la formation. Consulté le 14 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/148ta